Crimée 2014 : le travail de mémoire

mars 26, 2014 admin 3 comm.

« Russky Most » partage la joie des Russes et des habitants de Crimée en ce moment de réunification historique, après vingt-trois ans de séparation artificielle. Pourtant, les événements d’Ukraine montrent de manière éclatante que le véritable travail de mémoire ne fait que commencer. Il y va de l’avenir de la Russie.


Le 18 mars 2014, jour de ratification par le président Vladimir Poutine de l’entrée de la Crimée et de la Ville de Sébastopol dans la Fédération de Russie, a été un jour de fête et de bonheur pour la quasi-totalité des Russes et pour nous aussi, descendants de l’émigration blanche réunis dans « Russky Most ». Partout des chants et des larmes de joie, des rubans aux couleurs de l’ordre impérial de Saint-Georges, orange et noir, symbole de vaillance remis à l’honneur après la Deuxième guerre mondiale.
La Crimée et la Ville de Sébastopol sont désormais « rentrées à la maison », après un référendum irréprochable, tenu le 16 mars, dans d’impeccables conditions de transparence et de tranquillité. La consultation a donné lieu à véritable plébiscite : plus de 96 % des suffrages exprimés en faveur de la Russie (la participation dépassant 83 %).
De sages paroles d’apaisement ont été prononcées par le président Poutine : réhabilitation pleine et entière du peuple tatar de Crimée (déporté par Staline pour des faits de collaboration avec les Nazis) ; égalité de droits pour tous les habitants de Crimée et de Sébastopol ; statut de langue officielle pour la langue des Tatars de Crimée et l’ukrainien, au même titre que le russe, pourtant très largement majoritaire. Aucune volonté de revanche, aucune menace guerrière contre l’Ukraine, bien au contraire.
L’événement suscite pourtant une virulente indignation de la part d’une majorité de dirigeants américains et européens, qui semble heureusement loin d’être partagée par l’ensemble des populations de leurs pays respectifs. La vérité, c’est que ni la Crimée ni Sébastopol n’auraient jamais dû cesser de faire partie de la Russie, il suffit de connaître un peu l’histoire pour s’en rendre compte.
C’est ici que nous devons faire entendre notre voix car il nous semble qu’au milieu de toute cette joie, que nous partageons absolument, la Russie risque de passer à côté d’une vérité essentielle. On entend beaucoup parler de réparation d’une « erreur historique », mais laquelle au juste ?

L’autre erreur de 1991

Certains évoquent « l’erreur de 1954 », quand Nikita Khrouchtchev a littéralement offert la Crimée à l’Ukraine, sans aucun respect de la Constitution soviétique, de la volonté des habitants, de toute la réalité de l’histoire de ce territoire, russe depuis des siècles. Lancé dans sa conquête du pouvoir, juste après la mort de Staline, il voulait sans doute se faire pardonner la férocité des répressions qu’il avait dirigées dans les années 1930 en Ukraine, sa terre natale. D’autres se concentrent sur « l’erreur de 1991 », quand le président Eltsine s’est révélé incapable de revenir sur ce qui devenait un véritable crime contre la Russie, dès lors que l’Ukraine proclamait son indépendance et devenait un pion de premier plan dans le jeu politique international.
Tout cela est vrai, mais c’est insuffisant.
Il nous revient donc de déplorer l’autre « erreur de 1991 » : celle de n’avoir pas débarrassé pour de bon la Russie des scories bolcheviques : sur les places, dans le nom des rues, des stations de métro, dans les manuels scolaires. Dans la conscience nationale. Clairement, à nos yeux, la véritable erreur de 1991, c’est de n’avoir pas dénoncé l’erreur originelle – la plus tragique de toutes – celle de 1917.
Il est paradoxal d’entendre journalistes et politologues russes proclamer qu’un peuple sans passé n’a pas d’avenir, ou se lamenter de la falsification historique mise en œuvre dans les manuels scolaires ukrainiens depuis vingt-trois ans… Nous ne pouvons qu’être d’accord ! Mais qu’en est-il alors de l’inlassable falsification de l’histoire russe mise en œuvre depuis la révolution de 1917 ? Elle est encore très loin d’avoir disparu. Lénine gît toujours dans son mausolée. Les statues de celui qui proclamait sa haine de la Russie, au nom de l’internationalisme marxiste, se dressent encore un peu partout. Celui qui a fait couler, comme jamais, le sang de la Russie, qui a ordonné exécutions et déportations de masse, voulu anéantir l’Eglise russe et toute foi religieuse, ne reculant devant aucun crime, aucune ignominie, pour faire triompher son idéologie, cet homme-là passe encore, bien trop souvent, pour un héros de l’histoire russe.
Triste paradoxe : c’est pour protéger des statues de Lénine que les Russes de Crimée, du Donbass et d’autres régions d’Ukraine se sont mis à revendiquer leur appartenance russe en s’opposant au nouveau régime putschiste et nationaliste à tout crin de Kiev. Et ce sont les brigades extrémistes, apparues au grand jour sur « l’Euromaïdan » au milieu du chaos, qui ont commencé à les jeter à bas… En oubliant complètement que l’Ukraine telle qu’elles la revendiquent, dans le droit fil des leaders pronazis des années 1940 qu’elles glorifient, est très largement un cadeau des Bolcheviks : tous les territoires de l’est et du sud ont été arrachés à la Russie en 1922. Sans oublier ceux de l’ouest, cadeau de Staline en 1939-40. « Ukraine », un mot qui se traduit littéralement par « aux confins », ou par le terme désuet de « marche ». Curieuse dénomination pour un pays ! Cela dit bien la nature artificielle de cette construction purement politique : des éléments de bric et de broc, pris pour l’essentiel sur des terres historiquement russes, austro-hongroises, roumaines, polonaises…

Les faux repères du « mémoricide » soviétique

Aujourd’hui, en raison des événements d’Ukraine, sortir Lénine de son mausolée et remiser ses effigies dans un musée ad hoc serait sans doute interprété comme un signe de faiblesse par tous ceux qui s’en prennent à la Russie. Hélas, la symbolique soviétique, étoile rouge, faucille et marteau en tête, a fait vibrer les cœurs russes en Crimée, réaffirmant ainsi une forme de légitimité patriotique. A nos yeux, cela montre surtout que le travail de vérité et de mémoire n’a pu être mené à bien, en Crimée encore moins qu’en Russie. Car ce n’est pas le communisme soviétique qui a vaincu Hitler. C’est le peuple de Russie, galvanisé par l’appel cynique de Staline au patriotisme du « soldat Ivan » et aux valeurs traditionnelles, loin des slogans creux du communisme. Et ce, malgré les purges politiques pratiquées à la fin des années 1930 par le régime au sein de l’armée, décapitée et désorganisée au début de la guerre.
La mémoire humaine est bien faible quand les historiens ne font pas leur travail, quand les dirigeants politiques considèrent l’objectivité historique comme un fléau. Comment ne pas évoquer ici la notion de « mémoricide », formulée par Reynald Sécher, l’historien français du génocide vendéen de 1793-94. Ce terme désigne la destruction organisée de la mémoire d’un événement, par une politique de déni systématisé. Ce phénomène redoutable aboutit à priver une population de sa propre histoire, à la faire douter, à lui fournir de faux repères qui, un jour ou l’autre, s’écroulent devant la réalité. Il empêche l’émergence d’une mémoire collective conforme aux faits, fausse la construction mentale et spirituelle de générations entières. Ce concept fournit une clef précieuse pour mieux comprendre un grand nombre d’événements actuels.
Pourquoi nous permettons-nous de parler ainsi ? Parce que nous pensons d’abord à l’avenir de la Russie. A la télévision, des commentateurs inspirés se congratulent. Ils évoquent une étape décisive pour la Russie, qui renaît en quelque sorte de ses cendres, se redresse et retrouve toute sa stature politique, sa dignité de grand pays choisissant lui-même sa voie. Tout cela est vrai et nous aussi, nous nous en réjouissons. Pourtant, dans ce processus de recomposition, il manque encore un élément essentiel, vital. On ne bâtit rien de solide dans la confusion et le mensonge.
La Russie actuelle n’a pas encore trouvé la force de se regarder vraiment dans le miroir. Pourtant, il faudra bien – et le plus tôt sera le mieux – appeler les choses par leur nom. Une renaissance durable ne pourra réellement s’accomplir que si la Russie du XXIe siècle accepte d’ouvrir enfin les yeux sur ce qui lui est arrivé au siècle précédent. Il s’agit en premier lieu de rétablir la vérité sur la « Russie d’avant », sur les événements de 1917 et la guerre civile, en renonçant au prisme bolchévique. Les Blancs ont perdu cette guerre terrible, c’est un fait. Mais que dire de la Russie, martyrisée par ceux qui n’avaient que leur utopie en tête et aucune pitié pour les êtres humains sur lesquels ils ont exercé leur tyrannie. La suite est connue.

Aucune vérité n’est plus dangereuse que le mensonge

En 1917, la Russie s’est engagée sur une voie funeste, sanglante, qui a, pour de longues décennies, défiguré son visage. Rebaptisée Union soviétique, elle a imposé un carcan brutal à son peuple et à bien d’autres, dont la rancune et la crainte sont tenaces, comme on le voit en Pologne et dans les pays baltes. Malgré d’héroïques pages de gloire, d’incroyables défis relevés par un peuple extraordinaire, en 1991, le système s’est écroulé : rongé de l’intérieur comme par des termites, vaincu par l’effet délétère de décennies de mensonges accumulés.
Pour son salut, la Russie doit pouvoir regarder son passé en face, afin de retrouver sa véritable identité et de poursuivre son chemin avec assurance. Une occasion historique a été manquée depuis vingt-trois ans. Pour la raison évoquée plus haut, il est à craindre qu’il faille, sans doute, patienter encore quelques années.
Pourtant, en cette année 2014, où l’on commémore – pour la première fois en Russie – le début de la Première guerre mondiale, nous voulons espérer qu’un véritable travail de mémoire commence. Comment ne pas se souvenir que, si la Russie a été privée des fruits de la victoire commune des Alliés en 1918, c’est à Lénine et à ses acolytes qu’elle le doit ?
A Russky Most, nous réfléchissons depuis bientôt quatre ans à la meilleure manière de commémorer les événements de 1917. Finalement, la réponse est toute simple : souhaitons qu’en octobre 2017, la dépouille de Lénine repose à sa juste place – sous terre et sans gloire. Que les écoliers russes étudient l’histoire de leur pays telle quelle s’est réellement déroulée, pour ne pas répéter les erreurs du passé. On ne peut pas demander aux Russes de prendre appui sur leurs racines historiques pour aller de l’avant, tout en continuant à mettre les bourreaux et leurs victimes sur le même plan. Il n’y a pas d’avenir véritable sans vérité.

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