Découvrir la Sainte Russie dans son âme

décembre 1, 2013 admin 2 comm.

En lisant cet extrait d’un livre de notre « référent » et ami Leonid P. Rechetnikov, publié en mars 2013 à Moscou, on se dit que tout y est. Que nous avons « là-bas » des frères véritables et que l’espoir de voir la Russie que nous aimons sortir de ses graves contradictions et tourner vraiment la page de son passé soviétique, n’est pas totalement ridicule. C’est pourquoi nous avons voulu traduire ce chapitre, en prélude à la conférence que donnera l’auteur le 2 décembre prochain, à l’invitation de l’Union de la Noblesse russe et de Russky Most.
T.S.


« Les exilés russes du début du XXe siècle, ceux que l’on appelle « la première vague de l’émigration », ressentaient avec acuité le mal du pays. Cette tristesse, il ne faut pas la baptiser « nostalgie », comme on le fait d’habitude. Ce n’était pas de la nostalgie, mais un sentiment de mort lente quand ils prenaient conscience qu’ils ne reverraient jamais la Russie – ne plus pouvoir respirer l’air russe, parcourir les sentiers forestiers, entendre le tintement délicieux des cloches au bord de la rivière paisible.
Ne plus jamais entendre le carillon du Kremlin, ni l’air de la Marche du régiment Preobrajensky, exécutée par la Garde d’honneur du palais d’Hiver. Ne plus jamais voir les célèbres parades de l’invincible Garde impériale sur le Champ-de-Mars, quand des hourras retentissants répondaient à la salutation du souverain. Ne plus jamais entendre cette incomparable langue russe parlée par tous, qu’ils soient nobles, bourgeois ou paysans. Ne plus jamais voir « la course des traîneaux le long de la large Neva », ni les fières troïkas de Moscou aux coupoles dorées, ni les fameuses foires de Nijni-Novgorod. De même que l’homme ne peut vivre sans air ni eau, le Russe orthodoxe ne peut vivre sans la Russie. Or, elle était désormais inaccessible pour les fugitifs russes qui s’étaient retrouvés à l’étranger ; et tout aussi inaccessible pour ceux qui étaient restés en URSS. En outre, l’homme russe vivant en Union soviétique ressentait plus violemment encore la terrifiante différence existant entre le royaume orthodoxe et la tyrannie du bolchévisme. Chez l’homme russe, la compréhension du fait que la Russie ne coïncidait pas avec le «pays des soviets » a toujours été présente. Pendant les périodes critiques pour le pays, elle apparaissait même chez un grand nombre de ceux qui, apparemment de manière définitive, acceptaient le fait soviétique comme quelque chose d’authentique, faisant partie d’eux-mêmes. C’est particulièrement caractéristique en ce qui concerne la Grande guerre patriotique. En 1941, avec étonnement et bonheur, Constantin Simonov découvrait, pour son propre compte et pour ses camarades de combat :
« Tu sais, sans doute, malgré tout, la Patrie – ce n’est pas la maison en ville où j’ai si bien vécu, mais ces chemins foulés par nos grands-pères, avec de simples croix sur leurs tombes russes
Bien sûr, à la différence de ceux qui ont vécu en URSS sous cinq dictatures impitoyables, l’émigration russe était libre dans ses analyses, son interprétation de ce qui arrivait au peuple et à la Patrie. La défaite des armées blanches lors de la Guerre civile, l’échec des nombreuses tentatives de résistance armée contre le bolchevisme, ont incité la pensée russe en exil à rechercher les raisons profondes de cette grande tragédie. La majeure partie des exilés arrivait à la conclusion qu’à l’origine de la tragédie russe de 1917-1918, on trouvait le reniement de Dieu et du Tsar. Il se trouvait que seuls la foi et le Tsar rendaient la Russie russe. La société elle-même ne pouvait donc être russe que par la foi orthodoxe et le Tsar orthodoxe. Dans le Paris émigré, Gueorguy Ivanov écrit au sujet de la Famille Impériale :
« Une petite croix émaillée à la boutonnière
Et une tunique de toile grise.
Quels merveilleux visages,
Et comme c’est loin.
Quels merveilleux visages,
Et quelle pâleur sans espoir :
l’Héritier, l’Impératrice,
Les quatre Grandes-Duchesses
».
Ces deux mots – « merveilleux » et « sans espoir » décrivent très exactement l’horreur de la situation : le merveilleux étant parti sans espoir de retour, les exilés russes et les « soviétiques » restés fidèles à l’Orthodoxie avaient douloureusement conscience que la Russie s’était éloignée d’eux, disparue, telle la ville de Kitège, dans une autre dimension. Cela, Marina Tsvetaeva le ressentait :
«Avec une lanterne, fouillez Toute la terre
qu’il y a sous la lune !
Ce pays sur la carte –
Disparu, dans l’espace – il n’est plus.
Aspiré comme dans une soucoupe –
Le fond brille.
Est-il possible de revenir Dans la maison
qui a été anéantie ? (…)
Ce pays où, sur les monnaies,
– Est ma jeunesse,
Cette Russie – elle n’est plus.
– Tout comme ce moi.
»
Un autre fugitif, historien et poète, Gueorguy Adamovitch, élève de N. S. Goumilev, posa la question à toute l’émigration russe :
« Quand nous rentrerons en Russie…
Ô Hamlet de l’Orient, quand ?
A pied, par des routes détrempées,
Des froids de cent degrés,
Sans chevaux ni triomphe,
Sans le moindre cri, à pied,
Mais seulement, sans doute, avec l’espoir
Que, tant bien que mal, nous parviendrons à temps…
»
Le poète n’associait pas le retour en Russie à des victoires militaires, à des personnalités guerrières, à la démagogie politique. Elles sont inutiles et impuissantes. A pied, par un froid « de cent degrés » – voilà comment il faut rentrer à la maison, en Russie. Ainsi et seulement ainsi, dans le repentir, comme le fils prodigue… Mais Adamovitch comprend qu’après tout ce qui s’est passé, même un tel retour n’est guère possible. Impitoyable jusqu’à l’extrême et sans peur, il évoque l’unique possibilité de retour en Russie :
« Il est temps de nous préparer. L’aube point.
Il est temps de se mettre en chemin.
Deux monnaies en cuivre sur les paupières.
Les mains jointes sur la poitrine.
»
Autrement dit, l’âme de la Russie se trouve dans le Royaume des Cieux et c’est là seulement qu’on peut se réunir à elle. Cette conclusion a un sens profond. Après la folie de février-octobre 1917, qui a jeté à bas la civilisation orthodoxe millénaire appelée Russie, le 17 juillet 1918, dans la cave de la maison Ipatiev, à Ekaterinbourg, celle-ci a été assassinée et a cessé d’exister.
La résurrection de la Russie, si elle a la moindre chance de se produire, ne sera pas le résultat d’une nouvelle résistance civile, ou de l’arrivée au pouvoir de tel ou tel « chef», qui va « sauver » le pays et restaurer sa grandeur. La résurrection de la Russie ne peut résulter que d’un miracle divin. De la même manière que Dieu a pu, en un instant, ressusciter Lazare qui était mort depuis quatre jours, Il peut en un instant rendre vie à la Russie. Pour cela, il faut cependant que soit remplie une condition, une seule : nous avons l’obligation d’être dignes de ce Miracle. Ne pas rester assis à attendre qu’il se produise, mais nous efforcer, par notre vie, par notre conduite, de revenir sur le chemin de la Foi et de l’Amour.
La Sainte Russie ne s’est pas engloutie dans le néant. Nous savons que, pour Dieu, il n’y a pas de morts, tous sont vivants. La Sainte Russie, elle aussi, vit. Il suffit de se rendre à la Laure de Saint-Serge ou au monastère d’Optino, pour le comprendre – elle est ici, près de nous. La Sainte Russie vit dans les cathédrales du Kremlin, les icônes d’Andreï Roublev, les œuvres de Pouchkine, les exploits guerriers de nos aïeux. Elle vit en chacun de nous, quand nous suivons, ou tentons de suivre, ses idéaux, et non les lois de ce monde démoniaque. Les jeunes gens de la 6e compagnie de la Division de Pskov, tombés au Caucase comme un seul homme, en accomplissant leur devoir jusqu’au bout – c’est la Sainte Russie. L’officier qui arrête une grenade avec son corps, sauvant ainsi ses soldats, c’est la Sainte Russie. Car l’une des principales pierres dans la fondation de la Sainte Russie était la parole de l’Evangile : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jean, 15 :13).
Chaque année, dans des districts toujours plus nombreux, et pas seulement dans la Fédération de Russie, mais aussi en Ukraine, c’est-à-dire sur le territoire sacré de la Sainte Russie, on trouve sur les routes des gens qui installent des panneaux affichant le portrait de Nicolas II et l’inscription : « Pardonne-nous, Souverain ! » Ce qui était encore impossible il y a seulement dix ans se produit aujourd’hui et, là aussi, on trouve les traces de cet effort pour revenir à la Russie, cette Russie où le repentir et la compassion constituaient des traits distinctifs de la civilisation orthodoxe.
Le retour en Russie, dans la Sainte Russie, est impossible si on ne la découvre pas au fond de soi, dans son âme. C’est justement dans notre âme avant tout qu’a lieu la lutte entre la Sainte Russie et la non-Russie maudite et fratricide. Quels que soient les habits dont se pare cette non-Russie, elle doit être reniée par nous avec décision et sans retour. Aujourd’hui encore, entre autres, nous nous heurtons à des tentatives pour marier « la carpe et le lapin » (c’est-à-dire le léninisme-stalinisme avec l’Orthodoxie et l’Etat russe traditionnel). Des gens se prétendant orthodoxes se demandent sérieusement comment « unir Ivan Iline et Joseph Staline ». Allons donc, mais d’aucune manière !
L’éminent philosophe russe I. Iline considérait avec mépris et dégoût l’idée chère à certains émigrés (les Mladorosses) de « reconnaître et comprendre » Staline. Il fondait justement sa position sur sa profonde foi orthodoxe. Et chez nous, aujourd’hui encore, on ne veut pas admettre, ou on est dans l’incapacité de comprendre qu’un tel rapprochement équivaut à renier le Christ. Un membre du clergé orthodoxe ( ?!), (…) de la dernière période du déclin du socialisme, propose une nouvelle variante du croisement blasphématoire – la devise, ou plutôt le slogan, de l’ « union de la nation » : « Alexandre Nevsky – Staline – Dostoïevsky ». Terminus, tout le monde descend ! Dernière station « Cul-de-sac du stalinisme ». En partant de là, on ne revient plus en Russie.
On s’entend souvent dire – la Russie est tellement indigente, mais on doit l’aimer quand même (« on ne choisit pas sa mère »). Tellement quoi ? Nous avons une merveilleuse, splendide, incommensurable Patrie, avec une grande histoire, une grande culture, un grand passé et, peut-être, (si nous ne la trahissons pas) un non moins grand avenir. Comme nous sont proches les mots du poète G. Gladkov sur la Russie :
« Ô Seigneur ! Quelle beauté :
Lacis des rivières et lacs bleu sombre,
Espérance, Foi et Charité dans le regard –
Ô Seigneur ! Quelle beauté !
Sauve-la et protège-la, Seigneur,
Ma Russie, ma terre natale, ma Patrie,
Sauve-la et protège-la, Seigneur !
»
SI nous l’avons trahie en 1917 et en 1991, la jetant en pâture aux monstres et aux aventuriers, et si nous continuons malheureusement, trop souvent, à la trahir, aujourd’hui encore, par nos mesquineries, notre fainéantise, notre fascination maladive pour ce qui vient de l’étranger, ce n’est pas sa faute, à la Russie, c’est la nôtre. Ce que sera la Russie ne dépend que de nous : reconnaissons que nous n’avons pas d’autre voie que notre Orthodoxie natale, notre histoire, notre littérature, notre langue – et nous survivrons. Si nous persistons à tenter d’unir Dieu et le diable, si nous écoutons des dictateurs possédés issus de chez nous, d’extrême gauche, d’extrême droite, ultra-libéraux, déments jusqu’à la moelle, si nous admettons que « la Russie a droit à une expérience rouge », ou que « Staline était un bon manager », si nous regardons sereinement comment certains blasphèment dans nos églises, comment, à haute et intelligible voix, on offense notre Patriarche – nous disparaîtrons inéluctablement, et cette fois pour de bon.
Pourtant, il y a, malgré tout, un espoir que cela n’arrive pas.
Au début du XXe siècle encore, saint Jean de Cronstadt disait : « Je vois la renaissance d’une Russie puissante, encore plus forte et plus puissante. Sur les os des martyrs, comme sur de solides fondations, sera érigée la Russie nouvelle – sur le modèle ancien ; forte de sa foi en Christ notre Dieu et en la Sainte Trinité ! Et nous serons, selon les paroles du saint prince Vladimir – comme une seule Eglise ! »
Quand notre armée a libéré le camp nazi de la mort de Saxenhausen, on découvrit, gravé sur le mur d’une de ses casemates, un poème d’un soldat russe anonyme, mort en captivité. Il était dédié à cette Russie qu’il ne devait plus jamais revoir :
«Je reviendrai encore vers toi, Russie,
Pour entendre le murmure de tes forêts,
Pour voir les rivières bleues,
Pour parcourir le sentier de tes pères.
»

… Avril 2004. La Semaine Sainte. A bord d’une voiture mise à disposition par les Grecs, nous, membres du personnel de l’ambassade de la Fédération de Russie en Grèce, nous quittons la route asphaltée pour un chemin vicinal. Devant nous, la poussière soulevée par la voiture de nos accompagnateurs grecs. Autour de nous se déploie un tableau uniforme : des collines recouvertes de hautes broussailles épineuses, au loin une bande de mer turquoise qui scintille. Nous nous trouvons sur l’île de Lemnos, ou Limnos comme l’appellent les Grecs.
Nos compagnons grecs, nous les avons trouvés dans le village de Portianou. C’est ce que nous a conseillé le préfet de l’île, quand nous lui sommes tombés dessus à l’improviste en arrivant d’Athènes, pour lui demander de nous aider à retrouver le cimetière russe qui devrait se trouver sur Lemnos. Comme on le sait, en 1920-21, l’île a vu arriver plus de 30 000 réfugiés russes fuyant la terreur rouge – d’abord des familles d’officiers continuant le combat, des blessés, des malades, des vieillards, des orphelins de combattants de l’Armée blanche, puis des cosaques du Kouban, du Don et du Terek.
Inspiré par notre arrivée, le préfet – les Russes, dit-il, ne viennent pas par ici, pourtant l’île est merveilleuse, ah ce serait bien qu’il y ait plus de touristes russes – l’a confirmé : oui, il y a bien un cimetière, ou plutôt il y en avait un, à en croire les anciens. Lui-même n’en connaît pas l’emplacement exact, mais il devrait se trouver près du village de Portianou, où il y a également un cimetière anglo-français datant de la Première guerre mondiale. Le quartier-général des forces de l’Entente, sous le commandement de W. Churchill, se trouvait sur Lemnos. « Si vous ne trouvez pas les vôtres dans ce cimetière, demandez aux habitants de Portianou ».
Le cimetière de l’Entente ressemble à un jardin public anglais : un gazon soigné, des pins de Méditerranée, des rangées régulières de plaques funéraires blanches, des monuments. Nous n’y avons trouvé aucune tombe russe. Un peu désarçonnés, nous nous tenons sur la place du petit bourg endormi – le soleil est au zénith, il est deux heures de l’après-midi. Jusqu’à cinq heures, les Grecs sont partis s’abriter de la chaleur accablante, dans leur maison. Autour de nous, pas âme qui vive. Mais voici qu’apparaît un quidam et aussitôt, sans hésitation, il répond à notre question : oui, le cimetière russe n’est pas loin d’ici, à trois-quatre kilomètres. Lui-même n’y est pas allé depuis longtemps, mais il va appeler un paysan qui fait paître ses moutons aux alentours et connaît bien la route.
Dans deux voitures qui nous secouent sur la route caillouteuse et défoncée, nous regardons partout, nous attendant à voir des clôtures, des croix. Nous gravissons la colline suivante, les Grecs sortent de voiture et nous font signe. Tout autour de nous, une mer de broussailles, plus loin la vraie mer, un îlot orné d’une chapelle, le rivage opposé du golfe. Joli, mais il n’y a rien d’autre à voir. Si, si, c’est bien le cimetière russe, confirment nos accompagnateurs. En silence, nous errons à travers un champ envahi par la végétation et tombons sur le bord d’une plaque presque complètement enfouie sous la terre. Nous la déblayons à la main et nous lisons : « Elisaveta Chirinkina, deux ans ». En voici une autre, fendue, mais on peut y lire ces mots : « Tania Moukhortova ». Une dizaine de mètres plus loin, encore une autre plaque : « Gueorgui Abramov. Un an ». Comme nous, les Grecs se sont mis, eux aussi, à nettoyer le champ. Ils nous indiquent des tombes à peine visibles. Nous n’avons pu lire que ces noms – Alexandre, Anna. Et c’est tout. Comment ça, tout ? Ici devraient se trouver des centaines de tombes. Oui, disent les Grecs, il y en a au moins trois cents ici. A la fin des années 1960, il y avait encore des croix sur un grand nombre de tombes. Mais tant d’années ont passé depuis octobre 1921, quand les Russes ont quitté l’île…
Bouleversés, nous nous tenons sur cette colline de Lemnos inondée de soleil. Le silence, la mer lisse et là-bas, loin, très loin – la Russie. « Allez, on va chanter » propose soudain mon ami et, tous les trois, nous avons entonné : « Le Christ est ressuscité des morts, par la mort, il a vaincu la mort… » Nous chantons et pleurons, nous nous retournons – les Grecs pleurent, eux aussi. Ils disent : Tous, on se demandait, mais quand donc les Russes vont-ils se souvenir des leurs…
Quand ? C’est seulement en prenant le sentier séculaire de nos pères et de nos aïeux que nous nous SOUVIENDRONS DE TOUT – et alors nous reviendrons dans notre maison natale, dans notre Russie. »

Leonid P. Rechetnikov

(traduit du russe par T.S.)

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