Introduction.
Un proverbe russe dit que l’homme est composé du corps, de l’âme et du passeport.
Je voudrais modestement essayer de voir ce qu’il en est à travers l’expérience de ce fameux passeport Nansen. Pour des raisons de timing (Ndlr: cette conférence a eu lieu pendant le pèlerinage de juillet 2010), j’articulerai mon propos essentiellement, mais pas exclusivement, sur la perspective franco-russe. Du reste, celle-ci pesa d’un très grand poids bien au-delà de ce rapport bilatéral.
A peine installé au pouvoir, le gouvernement bolchevique décrète, le 15 décembre 1921, « la privation de nationalité de certaines catégories de personnes résidant à l’étranger » et déchoit officiellement les émigrés de leurs droits. Devenus apatrides, ceux-ci ne possèdent plus aucun statut légal et demeurent sans défense même dans les pays d’accueil.
Certes, en France, la conférence des ambassadeurs de Russie (c’est-à-dire de l’ex-gouvernement provisoire de Saint-Pétersbourg), dont font partie Vassili Maklakov (officieusement ambassadeur de Russie à Paris en 1917) et le comte Kolkotov (président du Zemgor ou Comité russe en France) est-elle consciente du problème. Elle propose la création d’un titre d’identité international. Et un accord avec les puissances alliées est conclu dès 1920 à Genève. Même s’il n’est pas appliqué dans l’immédiat, c’est donc déjà un premier pas vers une nouvelle conception du droit d’asile et de ses implications dans les domaines juridique et de l’éthique. C’est cette conception qui sera ensuite officialisée par le titre de voyage, dit « passeport Nansen ».
De fait, l’élaboration d’un statut légal devient une véritable priorité pour les émigrés : il faut trouver une solution à cette impasse juridique avant que la France ne reconnaisse l’URSS et que celle-ci ne réclame ses anciens ressortissants. C’est alors que les réfugiés se tournent vers la Société des Nations
Le 12 février 1921, la Société des Nations envisage la création d’un Haut-Commissariat aux réfugiés. Le norvégien Fridtjof Nansen, illustre explorateur et scientifique et diplomate avisé, accepte d’en prendre la tête. L’élaboration du statut juridique donne lieu à des discussions prolongées. Faut-il délivrer aux réfugiés une pièce d’identité ou un passeport ? Le Haut-Commissariat et les juristes russes sont partisans de la pièce d’identité. Nansen est favorable au passeport.
En juin 1922, on parvient à définir la situation des réfugiés : un Russe ayant quitté son pays lors de la révolution est « une personne d’origine russe n’ayant acquis aucune nationalité ». Les émigrés sont satisfaits : privés de patrie légale, toute négociation entre la France et leur terre d’origine devient impossible. Ils ne peuvent être juridiquement assimilés aux Soviétiques, qui n’ont aucune prise sur eux.
Enfin, le 5 juillet 1922, le Haut-Commissariat annonce officiellement la création du passeport Nansen. La portée de l’événement est telle que Nansen reçoit le prix Nobel de la paix.
Il faut noter qu’en France, fait unique en Europe, l’ambassade russe fut maintenue en dépit de l’absence, après octobre 1917 de tout État de référence. Elle continua donc d’administrer les Russes présents en France tout en accueillant les nouveaux venus et demeura l’interlocuteur officiel des pouvoirs publics français. Bien sûr, vu son caractère fictif, cette situation ne pouvait être que transitoire ; aussi fut-elle abandonnée lors de la reconnaissance de jure du gouvernement soviétique, qui intervint en 1924. Le gouvernement français se trouva alors dans la nécessité d’inventer un compromis qui ne lèse pas les émigrés russes.
La solution adoptée consista en la création, en France, d’un Office central des réfugiés russes (OCRR), dont Vassili Maklakov, qui avait pris les fonctions d’ambassadeur en 1917, je l’ai dit, devint le président. Cet Office obtint les pouvoirs d’un organisme privé reconnu d’utilité publique. Il fut habilité à fournir ces certificats Nansen de réfugié que le HCR avait créé en 1922, devenant ainsi l’interlocuteur principal des administrations françaises.
En 1924, trente huit Etats, dont la France (qui reconnaît l’URSS cette même année), adoptent le document. Le passeport, rédigé en français et dans la langue du pays d’origine du réfugié ; la même solution est retenue dans les autres pays d’accueil.
I. Un instrument juridique en constante évolution.
Le passeport Nansen symbolise une avancée juridique qui ne s’effectue que par étapes successives (1920-1922, 1924-1926, 1928, 1930, 1933). Son statut définitif est fixé par la convention de Genève du 28 octobre 1933. Mais, même alors, il n’implique en fait qu’un ensemble de dispositions vagues et destinées à connaître de nouvelles mutations.
D’abord, la spécificité du contenu physique du passeport est peu marquée. En effet, il n’est rien de plus à l’origine qu’un morceau de papier (ou, dans ses versions plus tardives, un petit livret). Les rubriques imprimées devaient en être établies par l’état émetteur, des espaces étant prévus pour une photographie et la signature du détenteur. Matériellement, il est donc difficile de différencier le passeport Nansen d’autres documents imprimés ou même d’autres passeports.
Plus caractéristique encore est le fait que le passeport Nansen n’était pas délivré par un seul organe gouvernemental, mais par tous les gouvernements qui avaient ratifié l’Arrangement original. Sans doute y avait-il un élément d’uniformité dans ces documents (en particulier, le « Timbre Nansen » qui authentifiait le document et aidait aussi à payer les coûts administratifs du Comité des Réfugiés) ; mais aucune ressemblance n’était requise entre les différents passeports Nansen émis par les différents pays.
Concrètement, on constate qu’un grand nombre de réfugiés, malgré toutes les lois et règlements nationaux concernant les passeports, ne sont pas connus de la Délégation du pays d’accueil chargée de la délivrance du certificat d’identité et de voyage Nansen ; ils ne disposent donc ni de ce certificat ni d’aucun passeport valable. Ces réfugiés possèdent tout au plus un ancien passeport impérial russe, mais le plus souvent, ils n’ont qu’un certificat de baptême russe ou la connaissance de la langue russe est leur unique légitimation. Ce manque de documents ne pose pas trop de problèmes dans des pays comme la France ou l’Autriche, par exemple, car la police locale les connaît. Mais c’est loin d’être toujours le cas dans d’autres pays d’accueil.
Un évènement capital intervient en janvier 1925, sur lequel on ne saurait trop attirer l’attention : il s’agit du transfert du Service des Réfugiés du Haut-Commissariat de la Société des Nations (dirigé depuis sa création en 1921 par Fridtjof Nansen) au Bureau International du Travail. En effet, après une première phase dominée par l’urgence humanitaire et les tentatives de rapatriement des réfugiés1, le milieu des années vingt marque un tournant vers une politique de placements professionnels, par l’organisation d’une émigration secondaire des réfugiés russes et arméniens concentrés dans les pays limitrophes de leurs territoires d’origine. C’est donc désormais surtout à travers une analyse économico-sociale et non en termes d’asile que le BIT justifie la prise en charge de la question des réfugiés et la délivrance des passeports Nansen.
Si l’on se situe dans la perspective globale de l’ensemble des pays d’accueil à partir de ce transfert de compétences du HCR au BIT en 1925, le réfugié apatride ne représente pas une catégorie à part. Or il l’est pourtant juridiquement en ne disposant pas des mêmes droits que les autres migrants. Le « passeport Nansen » délivré aux réfugiés russes et arméniens (seules catégories nationales reconnues au début par la SdN) permet d’attester de leur identité et de leur statut personnel, et en principe de pouvoir voyager. En 1925, la reconnaissance de ce document est assez large puisqu’elle concerne 40 États pour les réfugiés russes et 28 pour les réfugiés arméniens. Or, ce certificat d’identité est indispensable comme document de voyage pour tout réfugié sans travail auquel le BIT va désormais procurer un emploi selon le nouveau système de placement qui s’organise. Par ailleurs, la délivrance du certificat Nansen, les visas d’entrée et de transit sont payants et les tarifs varient grandement d’un État à l’autre.
Ces conditions s’expliquent par la perspective dans laquelle à l’origine le certificat a été élaboré et qui envisageait la mise en place de ce document d’identité et de voyage dans le but de désengorger les zones de concentration de réfugiés, situées à proximité des pays d’origine en favorisant une émigration secondaire. L’idée n’est donc pas d’attribuer aux réfugiés un document leur permettant de circuler en dépit de leur absence de nationalité. Par ailleurs, l’idée de ne pas accorder au réfugié le droit au retour dans l’État qui lui a accordé le certificat vise à établir qu’aucun engagement ni responsabilité ne lient l’État qui a établi le document et son porteur. En particulier, en cas d’expulsion, il n’existe aucune obligation d’accueillir le réfugié. Cet état de fait représente un obstacle pour la politique de placement du BIT. Il y a plusieurs exemples concrets d’opérations d’émigration qui ont échoué en raison de ce statut précaire du certificat d’identité et de voyage pour réfugiés-apatrides. Obstacles administratifs, juridiques et financiers se conjuguent, montrant la distance réelle séparant le réfugié-apatride du migrant ordinaire. Le Haut-Commissaire pour les réfugiés, Fridtjof Nansen et Albert Thomas vont donc s’attacher à « normaliser » le statut de réfugié en proposant, à l’automne 1925, la réunion d’une conférence intergouvernementale où seront étudiées les possibilités d’amélioration des certificats d’identité des réfugiés et la création d’un fonds de roulement de 100 000 £ qui faciliterait leur placement.
L’Arrangement relatif à la délivrance de certificats d’identité aux réfugiés russes et arméniens conclu en mai 1926 à l’issue de la conférence intergouvernementale contient une première résolution par laquelle la définition de la qualité de réfugié pour les Russes et Arméniens est précisée. La catégorie des réfugiés statutaires est définie par rapport à l’État d’origine et par rapport à une nationalité ou communauté nationale. Ces deux critères ignorent la cause politique de l’exil.. L’Arrangement de 1926 qui sanctionne le travail de la conférence comprend également plusieurs points importants consacrés aux moyens de faciliter « la liberté de déplacement » des réfugiés. Est adopté le principe de l’apposition sur les certificats d’identité d’un visa de retour pour les réfugiés statutaires quittant le pays qui leur a accordé le certificat. Les enfants de moins de quinze ans sont admis à être inscrits sur le certificat de leurs parents. Ceci reflète une nouvelle réalité de l’exil qui concerne la constitution ou reconstitution des familles et la nature d’une mobilité migratoire familiale. L’Arrangement de 1926 institue une taxe spéciale de cinq Francs-or au profit d’un fonds de roulement institué par la SdN et destiné à financer les programmes de placements professionnels des réfugiés. e paiement de cette taxe prend la forme d’un timbre à l’effigie de F. Nansen apposé annuellement sur le passeport ou certificat Nanen De 1926 à 1928, l’Arrangement entre officiellement en vigueur dans la plupart des pays européens , plus l’Inde et Cuba.. La Grande-Bretagne, pourtant signataire, ne le ratifie pas. Sa non-implication politique en ce qui concerne la question des réfugiés est une constante durant toutes les années vingt.
II. Une sauvegarde pour les réfugiés soulevant réticences et critiques.
En 1924, je l’ai rappelé, trente huit Etats adoptent le document créant le certificat Nansen.
Il faut remarquer au passage que l’expression même de passeport est récusée par la plupart des États, qui n’entendent pas favoriser une confusion des genres nuisibles au contrôle de la circulation migratoire.
On observe aussi qu’en dépit de l’Arrangement de 1926, la majorité des États a refusé d’appliquer le principe d’une attribution obligatoire du certificat pour les réfugiés russes et arméniens et donc d’une uniformisation de leur statut. Ceux-ci peuvent en faire la demande s’ils le souhaitent, mais dans la plupart des pays, ils sont porteurs soit d’un certificat d’identité spécial (le « Personalausweis » en Allemagne, le « passeport pour étranger » en Suisse, etc.), soit d’un permis de séjour et d’une carte d’identité. La tendance majoritaire, dont la France se fait le porte-parole, est de ne considérer le certificat que comme un titre de voyage pour les réfugiés et non comme un papier d’identité. Ce contre quoi Fridtjof Nansen s’insurge vainement en rappelant la teneur de l’arrangement de 1922. Le second point qui est rejeté par la conférence est celui d’une uniformisation ou mieux d’une suppression des taxes nationales prélevées sur le certificat lors de son attribution. Enfin, la grande majorité des délégations tombe d’accord pour récuser la proposition soumise de constituer des commissions nationales comprenant des représentants qualifiés des réfugiés pour assister les autorités dans les procédures les concernant. De ce point de vue la France, avec quelques autres pays, constitue une exception.
De toutes manières, la majorité des états signataires n’honorent pas leur engagement. Parmi les raisons qui expliquent le peu d’application réelle du certificat, domine la méfiance des autorités à l’égard des populations réfugiées et l’impossibilité où elles disent se trouver de « distinguer entre les demandes de réfugiés de bonne foi et celles de personnes qui, quoique ayant droit à un certificat, avaient réussi à obtenir la délivrance d’un certificat pour des buts irréguliers ». On retrouve là une argumentation familière de stigmatisation du réfugié qui, même « vrai », est assimilé à un danger politique et social. Ainsi, en 1926, quatorze gouvernements disent appliquer le statut international ; mais le nombre de certificats délivrés s’élève seulement à 155 000 personnes sur 1 500 000 susceptibles d’en bénéficier.
Les limites énumérées ci-dessus relèvent d’une distinction structurelle bien identifiée entre domaine réservé de la souveraineté étatique et espace contractuel international. Nulle surprise donc à voir la conférence de 1926 récuser toutes les propositions, pouvant affecter cette sphère réservée, qui englobe le contrôle de la circulation migratoire, l’identification et la gestion administrative des étrangers. Le BIT va conclure des arrangements ponctuels avec certains États concernés par les réfugiés favorisant entre autres l’extension du système du certificat Nansen14. En Autriche, Bulgarie et Grèce, des arrangements interviennent pour que la délivrance de certificats et d’actes d’état civil, se fasse seulement sur recommandation du délégué, après examen de chaque demande en collaboration avec la commission consultative locale de réfugiés
Du côté des réfugiés russes eux-mêmes il y a des réticences. Ainsi, l’obtention du passeport Nansen est conditionnée par la perte de la nationalité russe (statut de réfugié-apatride). Or, une partie des réfugiés répugnent à se procurer l’attestation de la Légation soviétique selon laquelle ils ne sont pas ressortissants de l’Union soviétique, document nécessaire pour devenir réfugié statutaire : « On ne veut pas se barrer le chemin du retour en Russie… On a besoin du passeport Nansen, simplement pour pouvoir voyager en Europe, mais on ne peut pas savoir comment les affaires tourneront, on préfère donc ne pas se priver du retour chez les Soviets ». Une autre source parle également des hésitations des réfugiés à venir s’inscrire dans les délégations en raison de la crainte que cette formalité soit le prélude à des mesures d’expulsion ou de répression
D’un autre côté, un certain nombre de réfugiés russes accusent le Haut-Commissaire pour les réfugiés Fridtjof Nansen, de sympathies pour le régime soviétique. Ainsi, pour nombre d’organisations de l’émigration russe comme pour de nombreux réfugiés, adopter le passeport Nansen, c’est accepter la situation d’apatride, dépolitiser un exil conçu encore comme provisoire, faisant le jeu d’un régime qui a fait de la dénationalisation pour motif politique, un moyen d’expulsion commode. D’ailleurs, certains considèrent qu’il faudrait mettre un autre symbole sur le passeport, une mappemonde ou une figure allégorique. Accessoireent, il apparaît enfin que beaucoup de réfugiés rechignent à payer le prix du timbre apposé sur le passeport Nansen, estimant qu’ils ne savent pas où va leur argent
Conclusion.
Le passeport Nansen tombe en désuétude lors de la création du « titre de voyage » pour réfugiés et apatrides de la Convention de Genève (1951/1954), tout en restant valable pour les émigrés qui le détiennent.
Finalement, on observe que sa mise en place et l’élaboration du statut des réfugiés se développent en suivant, pourrait-on dire, un chemin inverse. En effet, la nouveauté du passeport a consisté dans le fait d’établir un précédent juridique ; mais, par l’effet du temps, des générations et de la politique internationale, il perd progressivement son utilité, pour disparaître après la Deuxième Guerre mondiale, alors que, de déclarations en conventions, à travers des expériences plus ou moins réussies, le statut du réfugié s’institutionnalise.