André Korliakov a publié plusieurs ouvrages consacrés à l’émigration des Russes blancs, ouvrages illustrés par de très nombreuses photos.
V.A. André Korliakov, vous êtes né en Union Soviétique ; comment en êtes vous arrivé à vous intéresser à l’émigration des Russes blancs et à vouer votre travail à la conservation de leur mémoire ? N’avez-vous pas été élevé dans la haine et le rejet de ces émigrés ?
J’aurais pu l’être en effet, mais j’ai eu la chance de naître en 1957, dans une famille qui n’a jamais été en politique, ni sous influence de la pensée officielle d’alors. Mon père avait un poste important d’ingénieur ; ma mère avait été danseuse jusqu’à son mariage puis elle est devenue ingénieur aussi, et mon grand père maternel était décorateur de théâtre à Simféropol . Ma famille compte également des historiens, ce qui explique peut-être ma passion pour l’Histoire. J’ai donc reçu une éducation essentiellement artistique et culturelle.
Et puis je suis né à Iekaterinbourg , dans cette ville tristement célèbre dans le monde entier où ont été assassinés en juillet 1918, dans la maison Ipatiev, le tsar Nicolas II et sa famille. Je me souviens bien de cette maison, qui a été détruite en 1976, sur décision de Boris Eltsine .
V.A. Un lieu de naissance très symbolique…Avez-vous vécu longtemps à Iekaterinbourg ?
Non, j’étais jeune quand mes parents ont été nommés à Cuba et je les ai suivis ; nous y sommes restés quelques années et, j’ai là aussi, reçu une éducation loin de l’influence soviétique.
En rentrant de Cuba, passionné par la littérature sud-américaine, et en particulier par l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, je me suis inscrit à l’Institut des langues étrangères mais j’ai réalisé que je n’avais aucune chance d’obtenir un poste de professeur d’espagnol. Heureusement, c’était les années 85, l’époque de la perestroïka. Avec d’autres professeurs d’anglais et de français, j’ai créé le tout premier centre privé de langues étrangères, que j’ai appelé Polyglotte. Et nous avons établi nos premiers contacts avec l’étranger, un lycée français de Seine et Marne.
V.A. Au fond, vous avez été l’un des premiers à expérimenter le système économique capitaliste…
Oui, et notre centre de langues a connu un grand succès. Dans la foulée, j’ai entamé un doctorat à l’Université de Nanterre, ce qui m’amené à m’installer à Paris. C’est là, en 1993, qu’a eu lieu mon premier contact avec une personne issue de l’émigration russe.
J’ai en effet reçu de Russie, un magazine littéraire qui publiait les œuvres de Mikhaïl Ossorguine , mort en France en émigration, pour que je le remette à sa veuve, Tatiana Ossorguine-Bakounine , qui habitait à Sainte-Geneviève-des-Bois. Elle dirigeait à l’époque la bibliothèque Tourgueniev . Chez elle, sur les murs, il y avait de nombreuses photos de personnages dont elle m’a parlé. Elle m’a également dirigé sur des descendants d’écrivains russes ; j’ai ainsi rencontré la fille de Boris Zaitseff qui m’a fait connaître d’autres familles d’artistes émigrés.
C’était aussi les débuts du tourisme russe ; mes compatriotes me contactaient et me demandaient où avaient habité le général Koutiepoff, le général Miller , l’écrivain Bounine , tous ces personnages que les Russes commençaient à découvrir.
Au début, ce qui m’intéressait, était de savoir pourquoi les artistes russes avaient quitté leur pays ; c’étaient effet des écrivains, des peintres, des historiens, des compositeurs qui étaient restés en Russie après la Révolution et avaient connu les débuts du nouveau régime. Ils n’étaient donc pas suspects d’être des Russes blancs, fidèles au régime tsariste.
C’est comme ça que j’ai découvert leur manque de liberté ; je me souviens par exemple d’une anecdote que m’a racontée Rostislav Doboujinsky . Les acteurs étaient en train de répéter une pièce de Molière en 1921 à Saint Petersbourg, lorsqu’un inspecteur est intervenu pour exiger qu’ils jouent « de façon révolutionnaire » , en dépit des protestations du metteur en scène rappelant que c’était du Molière qu’on répétait !
V.A. Même si peu d’années séparent cette émigration de celle de 1920, a-t-il été facile pour vous, de rentrer en contact avec ceux que l’on appelle les « Russes blancs » ?
En fait, j’ai rencontré très peu de ceux qui ont connu le grand exode de 1920, seulement cinq personnes ayant quitté la Russie, à l’age de vingt ans. Je le regrette beaucoup, car j’ai mis du temps avant de les approcher. J’ai tout de même interviewé en 2001, l’un des derniers officiers de l’armée blanche ; il avait 96 ans, il était aveugle mais avait pleinement sa tête. C’est à ce moment là que j’ai commencé à m’intéresser à l’armée ; je voudrais souligner d’ailleurs qu’il y a eu seulement 5% d’officiers dans cette émigration.
V.A. Comment avez-vous été accepté dans ce milieu ?
Je ne vous cache pas que ce fut un peu difficile… Je me souviens par exemple d’un épisode du tout début de ma carrière ici ; reçu par un fils d’officier blanc, je lui demande si cela ne le gêne pas que je vienne de Russie ex-soviétique ; ce à quoi il répond que pour lui je suis Russe, c’est tout. Et en sortant de chez lui, pendant que j’attends l’ascenseur sur le palier, je l’entends dire au téléphone « Excusez moi, cher ami, je n’ai pas pu vous appeler plus tôt, j’étais avec un Soviétique »…
Mais peu à peu, ce milieu m’a accepté, surtout lorsqu’il a compris mon intérêt et mon admiration pour son histoire, et mon souci de conserver sa mémoire par mon travail.
V.A. Parlons justement de votre travail et surtout de votre fonds de photos, qui est impressionnant
J’ai commencé à collecter des photos en 1993. Comme je vous l’ai dit, la première photo qui a tout déclanché si je puis dire, se trouvait chez Tatiana Bounine sur le mur. Puis aux Puces de Vanves, en 1994 j’ai eu beaucoup de chance ; j’ai trouvé par terre une photo de Nicolas Rimsky , que j’ai bien sûr achetée ; ensuite une vieille dame de l’émigration m’a donné un album privé en me remerciant, car elle l’aurait sans cela jeté.
Puis d’autres encore…Peu à peu j’ai commencé à être connu et les gens m’ont contacté pour me confier des documents iconographiques.
Avec ces photos d’une richesse et d’un intérêt immenses, j’ai organisé trois expositions, avant de me décider, poussé par beaucoup, à publier un catalogue en 1999. Ce fut le premier livre de la collection, qui racontait en russe l’histoire de l’émigration russe. Il a été suivi d’un deuxième volume en 2001, où l’histoire des émigrés était présentée de façon thématique : les enfants, les institutions russes, la famille, etc…J’en ai publié un troisième en 2005 et le quatrième en 2009….
Le fonds dont je suis dépositaire, est d’une très grande richesse puisqu’il est constitué aujourd’hui d’environ 250 000 images numérisées, qui couvrent l’émigration russe dans le monde. Les photos ne sont jamais vendues ou échangées ; je les prête gratuitement si les descendants des émigrés qui me les ont confiées, sont d’accord.
Je m’intéresse maintenant à d’autres vagues de l’émigration russe, celle qui a lieu pendant la Seconde Guerre Mondiale par exemple ; il y a eu également jusqu’à 3 millions d’émigrants russes en Chine qui se sont dispersés à l’époque de Mao Tsé Tsoung ; en 2001 j’ai aussi découvert l’émigration russe en Espagne et en Allemagne…
V.A. De quoi publier encore de nombreux ouvrages… Comment travaillez-vous avec ces photos qui sont très anciennes ?
Ce n’est pas facile, car il faut identifier les personnages dont les noms ne sont souvent pas mentionnés ; et il ne reste plus personne pour les reconnaître. Il faut donc faire une enquête minutieuse et rigoureuse, pour ne pas se tromper. Il n’est pas question en effet de mettre des légendes inexactes car cela serait contraire à la vérité historique.
De plus, je suis pratiquement le seul à travailler sur ce thème et il y a très peu, si ce n’est pas du tout, de sources.
Je n’arrête pas de chercher… Je fréquente les Puces ; j’ai trouvé un album datant des années 20 à 30, sur la colonie russe à Shanghaï, d’un officier russe blanc, le capitaine Jiganoff, qui y avait émigré ; l’album a été édité en mille exemplaires et jamais réédité ; heureusement j’en ai un exemplaire…
V.A. Quels sont vos projets ?
Fin 2012 paraîtra le cinquième volume , « La culture russe en exil », dans lequel je montre comment les émigrés ont conservé la culture russe et lutté contre la « dénationalisation » ; je montre également comment la culture russe et la culture du pays d’adoption se sont mutuellement enrichies.
Je fais également de nombreuses conférences à travers la France.
Et il y a tous ceux qui me contactent, car ils ont des photos et des papiers de famille qu’ils aimeraient faire renaître de l’oubli ; c’est un travail de mémoire qui prend beaucoup de temps mais qu’en tant qu’historien et iconographe je considère comme essentiel.
Site de l’auteur : emigrationrusse.com
Interview publiée dans http://www.e-bb.info/